Samuel Tardieu @ rfc1149.net

Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec Gandi ?

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Gandi, une SARL qui enregistre des noms de domaines sur Internet, est à vendre. Et cette vente annoncée provoque un tollé sur la toile : Kozlika, Maxime Ritter, Laurent Gloaguen, Olivier Meunier, Daniel Glazman et plein d’autres s’en étonnent et s’en plaignent.

Pourquoi y a-t-il un tel intérêt pour la vente d’une société privée, possédée actuellement à parts égales par quatre personnes, alors que ce genre de transactions a probablement lieu plusieurs fois par semaine en France ? Je pense que cela tient à plusieurs facteurs.

Les associés

Parmi les quatre associés actuels de Gandi, trois d’entre eux sont connus pour leur engagement, passé ou actuel, pour la liberté et la non-marchandisation d’Internet. Dans l’ordre alphabétique :

  • Pierre Beyssac : Pierre est l’auteur du texte Conseils contre/sur la pub sur Usenet. Lors de l’ouverture d’Internet au grand public, les sociétés ont commencé à inonder les forums de discussion de publicités pour leurs produits. Pierre a compilé et publié en 1994 une liste noire d’individus et de sociétés qui abusaient de ce medium. Il a aussi créé eu.org pour protester contre la mise en place au printemps 1995 de noms payants dans le domaine .fr (qui fut d’ailleurs suivie par la fin de la gratuité des .com, .net et .org en octobre de la même année). Pour cela, il a enregistré le domaine eu.org en août 1995 (à l’époque, il fallait plusieurs semaines de délai pour obtenir un nom de domaine) et redistribué depuis gratuitement plusieurs centaines de sous-domaines. Ce service gratuit est toujours en fonctionnement, bien que Pierre possède un quart des parts de Gandi. De plus, l’engagement de Pierre pour les systèmes d’exploitation libres tels que FreeBSD fait qu’il est bien connu dans le monde des logiciels libres.

  • Laurent Chemla : Laurent est le créateur de l’École Ouverte, un organisme de formation gratuit visant à enseigner les techniques d’Internet, en s’appuyant sur les logiciels libres, à des chômeurs ou à des personnes souhaitant réorienter leur vie professionnelle. Lors de la création de Gandi, il a publié en première page du Monde un article maintenant célèbre « Je suis un voleur » qui commençait ainsi (de mémoire, je n’ai pas l’article d’origine sous la main): « Je suis un voleur. Je vends des noms de domaine sur Internet. ». Comme Pierre Beyssac, il y soutient que les noms de domaines devraient être gratuits.

  • Valentin Lacambre : Valentin a été connu pour l’affaire « Estelle Hallyday » lorsqu’il a été condamné, en tant qu’éditeur du site altern.org, parce qu’un des hébergés avait reproduit des photos privées du mannequin (déjà parues dans la presse) sans son autorisation. Avec Laurent Chemla, ils ont aussi racheté transfert.net, medium indépendant en difficultés financières, mais n’ont pas réussi à le maintenir à flots.

Je ne parlerai pas du quatrième associé dont le rôle dans Gandi semble plus administratif qu’idéologique.

L’idéologie sous-jacente

Je me souviens (certains diront avec nostalgie) de la création de Gandi et des déclarations de Pierre et Laurent : « nous allons foutre le bordel dans le monde du nommage sur Internet ». Les tarifs, à savoir 12€ par nom de domaine, étaient en effet 3 fois inférieurs à ce qui se pratiquait habituellement. Avec cela, la société devait tourner, tout en faisant un minimum de marge lui permettant d’être rentable. Mais le succès, dû en grande partie à la personalité des trois associés sus-décrits, fut tel que Gandi engrangea un chiffre d’affaire plus important que ce qui était prévu. En quelques mois, le compte en banque couvrait les dépenses initiales, à savoir l’argent mis dans la société par les associés pour sa création et pour la caution exhorbitante obligatoirement bloquée pour gérer les cas de litige sur les noms de domaine.

Pendant plusieurs années, Gandi a soutenu des initiatives militantes, comme les journées « Autour du Libre 2003 », l’École Ouverte Francophone et d’autres, plus ou moins connues, plus ou moins publiques, et ce en refusant toute publicité ou contrepartie. Gandi a également participé très activement à Gitoyen, un GIE citoyen qui devait, à l’origine, fournir à bas prix des accès Internet aux entreprises et associations ainsi qu’un accès ADSL à bas prix.

Cela n’empêcha pas Gandi de tomber dans les travers d’une entreprise traditionnelle :

  • la société fut attaquée devant le tribunal des prud’hommes par certains de ses employés ;
  • les associés durent décider quelle partie des bénéfices leur serait reversée sous forme de dividendes et quelle part serait réinvestie, ce qui créa des dissensions ;
  • des « erreurs de casting » dans le recrutement des employés contribuèrent à augmenter la crispation à l’intérieur de la société et entre les associés ;
  • le nombre important de demandes de mécénat obligea les associés à faire des choix pas toujours consensuels pour décider des projets à soutenir.

Après une période de flottement, les associés firent appel à Jean-Claude Michot pour diriger la société et à Laurent Frigault pour le côté technique, deux vieux routards d’Internet travaillant précédemment pour Teaser, afin de remettre de l’ordre dans une société où quasiment aucune hiérarchie n’existait. La période de la « boîte de copains » était terminée, et une structure plus traditionnelle se mettait en place.

Gandi aujourd’hui

Gandi est aujourd’hui une société ressemblant à n’importe quelle autre « bonne société » : les clients sont globalement contents des services rendus, les employés et les dirigeants communiquent librement et ouvertement avec eux par le biais de forums de discussions publics et les associés ont peu à peu pris de la distance avec la gestion de la société. Trois d’entre eux sont gérants (le quatrième ne pouvant l’être en raison de son contrat de travail dans un établissement public), mais le directeur dirige. Et la boîte tourne.

Elle a cependant perdu une partie importante de son idéologie initiale. Les associés touchent des dividendes confortables qui pourraient, s’ils le souhaitaient, être à la place réinvestis dans d’autres projets ou dans un soutien plus important aux communautés en ayant besoin. Les prix n’ont pas baissé malgré la marge réalisée, alors que d’autres bureaux d’enregistrement de noms de domaines pratiquent des prix inférieurs (BookMyName, appartenant au même groupe que Free, propose des noms de domaine à 8,31€). Et surtout, les associés ne parviennent plus toujours à se mettre d’accord ; leur nombre pair n’aide pas à débloquer les situations en cas de blocage, aucun des quatre n’ayant de voix prépondérante, en raison de leur nombre de part égal dans la SARL.

Pourquoi protester contre le rachat de Gandi par un tiers ? Il semblerait que les clients, venus pour les bas prix initiaux ou la personalité des associés soient déçus et inquiets. Pourtant, Gandi n’est plus le moins cher du marché, donne l’impression de soutenir moins d’initiatives citoyennes ou associatives et surtout n’a pas un contrat sans faille : les services de redirection de site WWW ou de courrier électronique sont présentés comme un plus, offert gracieusement en dehors de tout cadre contractuel. Cela signifie que rien n’obligera un éventuel repreneur à maintenir ces services en l’état (je ne suis pas juriste, rien n’indique qu’un tribunal ne considérera pas ces services offerts de longue date comme faisant partie de l’accord de manière tacite, surtout lorsqu’il s’agit d’un contrat entre professionnels et particuliers).

Ce que j’en pense

J’ai vraiment l’impression, avec tout ce que je peux lire ces jours-ci à propos de la vente de Gandi, d’être à contre-courant. Je serais content si Gandi était vendu :

  • Comme lors de l’arrivée de Jean-Claude Michot et Laurent Frigault, cela donnera un nouveau souffle à la société, qui offrira peut-être de nouveaux services ou adaptera ses prix à la baisse si le repreneur peut agir librement, sans blocage comme c’est le cas actuellement.

  • Je ne doute pas un instant que les trois associés sus-décrits réinvestissent une partie de leur capital fraîchement acquis pour lancer d’autres projets novateurs comme ils ont su le faire lors de la création de Gandi. Certes, ils ne le feront probablement pas tous ensemble, mais qu’importe ?

Gandi a depuis longtemps perdu ce qui faisait son attrait initial, mais il n’empêche que cela reste une société qui fait du très bon boulot, même si elle n’est plus la plus compétitive. Longue vie à Gandi et à ses propriétaires actuels.

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